Colère des agriculteurs : "Ce qui était cohérent et cohésif est devenu explosif"

Colère des agriculteurs : "Ce qui était cohérent et cohésif est devenu explosif"

Panneaux de ville retournés, défilés de tracteurs, blocages autoroutiers… La colère gronde dans le monde agricole.

Les "agriculteurs", au sens d’exploitants agricoles, représentent un groupe cohérent d’un point de vue administratif, économique ou institutionnel. Mais du point de vue de la sociologie, il n’y a pas grand-chose à voir entre d’un côté les viticulteurs des grandes régions du vin ou les grands céréaliers, et de l’autre les petits éleveurs, les maraîchers ou ceux qui pratiquent une agriculture alternative. Les premiers seraient plutôt à rapprocher des catégories supérieures, proches des artisans, des commerçants, des chefs d’entreprises voire des cadres. Les autres seraient plus proches des catégories supérieures des classes populaires. Mais même au sein de celles-ci, les agriculteurs ont une place à part : leur patrimoine les distingue de manière très décisive des ouvriers ou des petits employés. Ils sont autant du côté du capital que du travail, autant col blanc que col bleu.

En France, l’illusion d’une unité de ce monde agricole vient à la fois de l’État et de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) pour un bénéfice mutuel : celui d’une co-gestion. Elle est également le fruit de l’action historique de l’État, qui a mis en place toute une batterie d’institutions : Crédit Agricole, mutuelle sociale agricole, chambres d’agriculture… Jusque dans les statistiques où les agriculteurs sont toujours un groupe uni, à part (une aberration pour les sociologues).

L’appartenance syndicale permet de bien situer l’univers de référence des différents mondes agricoles avec une logique productiviste derrière la FNSEA, une politisation bien à droite, aujourd’hui proche du RN, du côté de la Coordination Rurale, des projets alternatifs centrés autour de petites exploitations et de l’accélération de la transition avec la Confédération Paysanne.

Certains critères sont spécifiques au monde agricole : il s’agit d’un groupe social âgé (qui dépasse les 50 ans en moyenne), pendant très longtemps endogame (être agriculteur, c’était surtout être enfant d’agriculteur ou marié à un enfant d’agriculteur) et aujourd’hui traversé par un renouvellement auprès d’autres groupes sociaux. L’agriculture incarne aujourd’hui une certaine noblesse : un métier permettant de nourrir la population avec des productions de qualité, pour la santé de chacun. Il existe donc d’énormes écarts dans le monde agricole entre ceux qui partent et ceux qui arrivent, ceux qui s’accrochent à la fonction productiviste de l’agriculture et ceux qui veulent s’inscrire dans un monde qui a du sens. 

Nous vivons la fin d’un modèle : un bloc uniquement concentré sur l’idée de la production, de développement maximum des intrants et de la mécanisation. Les modèles alternatifs aspirent à un autre mode de vie, incluant l’environnement, la santé des agriculteurs et des ruraux. En outre, les agriculteurs veulent aujourd’hui pouvoir partir en vacances, avoir du temps à soi, comme le monde salarial en général. 

Les agriculteurs sont en colère aujourd’hui contre l’Europe, l’État, la grande distribution, les normes mais aussi contre eux-mêmes, leurs enfants, leurs voisins. Ceux qui manifestent pour avoir du gazole moins cher et des pesticides savent qu’ils ont perdu la bataille, qu’ils ne gagneront qu’un sursis de quelques années car leur modèle n’est tout simplement plus viable. Ils sont aussi en colère contre un syndicat comme la FNSEA qui était censé penser pour eux la transformation nécessaire. 

Au 19e siècle, le groupe agricole était celui qui se suicidait le moins car il formait un tissu social très riche avec des liens familiaux, professionnels et villageois. Aujourd’hui, on compte deux suicides d’agriculteurs par jour en moyenne, avec en toile de fonds des conflits entre scène professionnelle et personnelle, une déconnexion avec le village, des tensions sur les usages productifs, résidentiels ou récréatifs de l’espace. Ce qui était cohérent et cohésif est devenu explosif. Le sur-suicide agricole est l’indicateur d’un malaise social collectif.

 

Source : The Conversation, Gilles Laferté - 28/01/24

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